— Et qu'est-ce qu'ils vont en faire ? demandait Estalère d'une voix tremblée. Trouver vingt personnes sans pieds pour les recoller avec ? Et après ?
— Dix personnes, interrompit Danglard. Si on a vingt pieds, cela fait dix personnes.
— D'accord, admit Estalère.
— Mais il semble qu'il n'y en ait pas plus de dix-huit. Ce qui nous ferait neuf personnes.
— D'accord. Mais si les Anglais avaient un problème avec neuf personnes sans pieds, ils seraient déjà au courant, non ?
— S'il s'agit de personnes, dit Adamsberg. Mais s'il s'agit de corps pas forcément.
Estalère secoua la tête.
— Si les pieds ont été coupés sur des morts, précisa Adamsberg. Cela nous donne neuf cadavres. Les Anglais ont quelque part neuf cadavres sans pieds, et ils ne le savent pas. Je me demande, poursuivit-il d'une voix plus lente, quel est le mot pour dire "couper les pieds" ? Ôter la tête de quelqu'un, c'est "décapiter". Pour les yeux, "énucléer", pour les testicules, "émasculer". Mais pour les pieds ? Que dit-on ? "Épédestrer" ?
— Rien, dit Danglard, on ne dit rien. Le mot n'existe pas parce que l'acte n'existe pas. Enfin, il n'existait pas encore. Mais un type vient de le créer, sur le continent inconnu.
— C'est comme pour le mangeur d'armoire. Il n'y a pas de mot.
— Thékophage, proposa Danglard.
Fred Vargas, Un lieu incertain, Paris, éditions Viviane Hamy, 2008, p. 30.