J'avais eu subitement une drôle d'impression, mes neurones s'étaient mis à faire des nœuds, ça m'avait alerté… Ce n'était pas anodin, j'en étais sûr, ça me concernait obligatoirement. Mais pourquoi, comment, dans quelle mesure, ça, macache bono.
Planté devant l'océan vert et ocre, j'avais tenté de faire le vide et de me concentrer.
D'où pouvait bien venir ce malaise soudain ? Par habitude, je savais que c'était important. Ce n'était pas de la prémonition, c'étaient des bribes de mon histoire qui restaient coincées au bord du cortex. Et qui ne demandaient qu'à ressortir, pour peu qu'on leur montre la porte à enfoncer.
D'immenses navires, qui, gavés de containers, ressemblaient à des HLM flottants, entraient lentement dans le port, guidés par de petits remorqueurs. L'un de ces monstres, tagués, sur ses flancs, d'un "CHINA TRADE CORP" presque menaçant, en tout cas inhumain, avait quasiment stoppé avant la grande jetée, et obturait l'horizon.
J'étais triste. Ce n'était plus un cargo de mon enfance, mystérieux, rempli d'aventuriers, abritant Mac Orlan ou Traven. C'était une usine, tout simplement. Avec, à bord, des prolétaires qui n'écriraient jamais de romans.
Un petit vieux s'est approché de moi.
— Vous voyez celui-là, le chinetoque ?
— Oui, bien sûr.
— Eh bien, à tous les coups, il est chargé d'un million de tonnes de sacs Vuitton.
— Ah bon ?
— Ouais. Tout le monde le sait et personne ne fait rien.
Et, bancroche, il était reparti en trottinant le long du quai.
Peut-être grâce au break assuré par ce vieux délirant, l'information était souvent réapparue dans mon cerveau. Comme une impulsion électrique.

Jean-Bernard Pouy, Samedi 14, Paris, Pocket éditions La Branche, 2011, p. 76-77.