Deux autres aspects régulièrement laissés de côté justifient une lecture parallèle de l'œuvre du constructiviste Rodtchenko et celle du dadaïste Duchamp. La transparence du volume sculptural, telle qu'elle se présente dans l'œuvre de Rodtchenko (ou dans la sculpture constructiviste en général) ne sert pas seulement à ouvrir un volume monolithique pour en dévoiler la structure et le fonctionnement interne, mais révèle aussi au spectateur le caractère contingent de la sculpture par rapport à son milieu. À l'opposé de la notion traditionnelle d'espace autonome de la sculpture, nous avons affaire ici à des constructions qui se définissent dans la relation ternaire entre l'objet construit par l'artiste, l'interprétation perceptive de cet objet par le spectateur et les particularités de l'espace architectural. Afin de souligner cette interdépendance phénoménologique, Duchamp et Rodtchenko utilisent des surfaces réfléchissantes. Et d'ailleurs Rodtchenko a sous-titré ses Constructions suspendues "surface reflétant la lumière". Seul le manque de moyens matériels l'a empêché de réaliser ses constructions stéréométriques avec de l'aluminium ou du chrome par exemple. Duchamp n'a pas concrétisé non plus son idée de dispositif de miroirs : elle est demeurée au stade d'un projet qu'il évoque dans une des notes incluses dans le Boîte verte[1]. L'artiste envisageait de disposer des éléments sur le sol d'un espace d'exposition de telle sorte que l'environnement et les spectateurs se réfléchissent dans l'objet-sculpture, soulignant ainsi l'aspect contextuel de la sculpture.
D'autre part, Duchamp et Rodtchenko ont fait intervenir une notion totalement incompatible avec le discours de et sur la sculpture : la temporalité de l'œuvre, son caractère éphémère d'autoreprésentation d'un acte. Comme Duchamp avec des Trois stoppages-étalon, Rodtchenko avait prévu la dialectique d'exposition et d'entreposage pour ses Constructions suspendues. Il insistait sur le fait que les constructions devaient être démontées après leur présentation et pouvaient être repliées. Elles pouvaient donc passer de la condition d'objets stéréométriques en trois dimensions à celle de surfaces planes en deux dimensions. Ce n'étaient pas là de simples considérations pratiques, mais bien plutôt une réflexion extrêmement subversive et décapante (d'où son exclusion de l'histoire) sur la conception traditionnelle de la sculpture comme objet permanent et immuable. Reste à voir de plus près comment de telles réflexions furent niées ou évacuées, et quelle altérations elles subirent lorsqu'elles firent ensuite l'objet d'une redécouverte.
Benjamin Buchloh, "Construire (l'histoire de) la sculpture moderne" in Qu'est-ce que la sculpture moderne ?, Musée national d'art moderne, Paris, 3 juillet-13 octobre 1986, Paris: Musée National d'Art Moderne, 1986, p. 258.
[1] "Parties à regarder en louchant, comme une partie argentée dans un verre, dans laquelle se reflètent les choses de la pièce". Note reproduite d'après l'édition originale de la Boîte verte conservée au Mnam, Centre Georges Pompidou (NDLR)