Les décennies qui suivent, la ville sédimente, son carroyage s'inscrit dans le sol, son plan aéré, diaphane, réservant encore de nombreux enclos d'herbe haute, se déplie lentement : les temples, les écoles à clochers, les bâtiments civils encore frêles, les minoteries, les fabricants de carrioles, les magasins, les hôtels et halles de foire, une petite université, un théâtre, quelques restaurants, de nombreux bars et saloons, tout cela coagule en douceur durant les années de prospérité qui suivent la Première Guerre mondiale. Un mode de vie s'élabore, ventouse les lieux, les absorbe et les neutralise, tandis que se figent les fictions qui interrogent la fondation de Coca, surgie ex nihilo sous le ciel infini, extrapolée dans la virginité du Nouveau Monde avec ce sens de l'accomplissement des communautés tenues dans la main de Dieu, mais fictions qui butent aussi sur sa mélancolie terreuse, son silence aphasique, comme si vivre là revenait seulement à faire face car les hommes n'auraient pas d'autres chance, pas d'autre terre, jamais.
Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont, Paris, Verticales Gallimard, 2010, p. 175-176.