Cette investigation pourrait prendre forme dans une phénoménologie de la dissonance. La démarche en serait relativement simple : s'accepter, face aux mots du bonheur sans contexte, comme corps éprouvé et malaisé, comme conscience révoltée, comme porte-à-faux communautaire. Celui qui se pense comme une anomalie, comme une discordance majeure dans l'époque a cette chance de posséder un contexte à investir. Il pourra, au sens où l'entend Emerson, "domestiquer sa vie ordinaire". Un tel programme de recherche renverse fondamentalement les termes du débat en concevant comme une incongruité notable la présence du langage du bonheur sans contexte au profit de la dissonance qu'il génère. Il appartient aujourd'hui aux êtres dissonants de résister autant que faire se peut à cette fiction discriminante de béatitude, d'une part en traquant les dérives de ce langage afin que sa vacuité saute aux yeux du plus grand nombre, d'autre part en alimentant in situ sa dissonance. L'enjeu est à la fois de déstabiliser les tenants de ce langage dominant, et de se forger une ligne de conduite critique. Il faut prendre la tangente, se carapater dans son infamie, pour faire l'épreuve de sa différence, et, sans cesse, vérifier que l'on n'est membre d'aucune équipe, et que cela ne mène à aucune honte. Il faut explorer sa dissonance, même si, à ce que l'on dit, elle empeste. Il s'agit là d'un acte de résistance et de clairvoyance. L'aveugle est celui qui a été trop bien dressé ; celui qui voit est celui qui sait refuser la niche du lexique et la laisse de l'intonation, ce discours de manager qui se répand dans l'équipe comme un anxiolytique dans les ramifications neuronales. Celui-là n'entrera pas dans un SAS de survie (créant une précaire alcôve critique), mais génèrera un appel d'air qui lui garantira une existence dont les critères de satisfaction seront enfin définis par la seule épreuve de sa présence sceptique. L'acceptation de sa condition de dissonant n'est cependant pas une chose aisée. Elle est le fruit d'un long processus expérimental, l'entrainement de toute une vie.
Éric Chauvier, Que du bonheur, Paris, Allia, 2009, p. 43-45.