À plusieurs égards, la question qui nous était posée hier est exactement celle qu'il nous faut poser de nouveau aujourd'hui. C'est celle de savoir s'il nous a jamais été, s'il nous est et s'il nous sera jamais possible de rencontrer autrui autrement que comme un objet simplement donné, là, à portée de main. Y a-t-il quoi que ce soit qui puisse nous rattacher à d'autres avec lesquels nous pouvons déclarer que nous sommes ? Quelles formes pourrait prendre cette sollicitude ? Une autre politique du monde ne reposant plus nécessairement sur la différence ou l'altérité, mais sur une certaine idée du semblable et de l'en-commun, est-elle possible ? Ne sommes-nous pas condamnés à vivre exposés les uns aux autres, parfois dans le même espace ?
À cause de cette proximité structurelle, il n'y a plus un "dehors" que l'on pourrait opposer à un "dedans" ; un "ailleurs" que l'on pourrait opposer à un "ici" ; un "proche" que l'on pourrait opposer à un "lointain". On ne pourra pas "sanctuariser" le chez soi en fomentant le chaos et la mort au loin, chez l'autre. Tôt ou tard, l'on récoltera chez soi ce que l'on aura semé à l'étranger. Il ne pourra y avoir de sanctuarisation que mutuelle. Pour y parvenir, il faudra par conséquent penser à la démocratie au-delà de la juxtaposition de singularités tout autant que de l'idéologie simpliste de l'intégration. Par ailleurs, la démocratie à venir se construira sur la base d'une nette distinction entre l'"universel" et l'"en-commun". L'universel implique l'inclusion à quelque chose ou quelque entité déjà constitué. L'en-commun présuppose un rapport de coappartenance et de partage — l'idée d'un monde qui est le seul que nous ayons et qui, pour être durable, doit être partagé par l'ensemble de ses ayants droits, toutes espèces confondues. Afin que ce partage devienne possible et pour qu'advienne cette démocratie planétaire, la démocratie des espèces, l'exigence de justice et de réparation est incontournable [1].

Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 58-59.

[1] "Épilogue. Il n'y a qu'un seul monde", in Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, La Découverte, Paris, 2013.