Le lendemain matin, miss Marple s'arrangea pour échapper, sans en avoir l'air, à son hôtesse et se rendit au jardin. Elle savait, par expérience, que ceux qu'un souci tourmente trouvent du soulagement à se confier à des étrangers. C'est avec cette idée qu'elle alla se promener tout tranquillement résultat de son petit stratagème ne se fit pas attendre ; à peine cinq minutes s'étaient-elles écoulées qu'Edgar Lawson apparut, fort agité.
Elle l'accueillit gaiement.
— Bonjour, Mr Lawson. Figurez-vous que j'adore les jardins. Jardiner, c'est à peu près la seule activité qui reste permise à une vieille femme inutile comme moi, n'est-ce pas ? Et vous, aimez-vous cela ?… Mais j'imagine que vous n'y pensez même pas, responsable comme vous l'êtes pour tant de choses envers Mr Serrocold. Vous avez tant de travail, et du travail important ! Ce doit être très intéressant, d'ailleurs.
Il répondit avec animation, presque avec enthousiasme :
— Oh oui !… Oui… C'est très intéressant.
— Vous devez beaucoup aider Mr Serrocold ?
Le visage du jeune homme se rembrunit.
— Ça, je n'en sais rien. Je n'en ai aucun moyen de m'en assurer. Il faudrait…
Miss Marple réfléchissait tout en l'observant. Elle avait devant elle un garçon pitoyable et malingre, vêtu d'une veste de sport correcte ; un de ces garçons qu'on ne remarque pas, ou qu'on oublie vite…
Ils étaient près d'un banc, miss Marple alla s'y asseoir. Edgar resta planté devant elle, les sourcils froncés.
— Je suis persuadée que Mr Serrocold s'en remet à vous pour bien des choses, dit Miss Marple avec bonne humeur.
— Je n'en sais rien, répéta Edgar. Franchement, je n'en sais rien. (Il s'assit auprès d'elle, l'air absent.) Je me trouve dans une situation très délicate.
— Vraiment ?
Edgar regardait fixement devant lui.
— Tout ce que je vous raconte est strictement confidentiel, dit-il soudain.
— Cela va de soi.
— Si je jouissais de mes droits…
— Eh bien ?
— Après tout, je peux bien vous le dire… Ça n'ira pas plus loin, n'est-ce pas ?
— Bien sûr que non.
Elle remarqua qu'il n'avait pas attendu sa réponse pour continuer.
— Mon père… En réalité, mon père est un homme très important.
Cette fois, elle n'avait plus besoin de rien dire. Il suffisait d'écouter.

(…)

Quelqu'un s'approcha d'elle et l'arracha à ses réflexions.
— Cinglé ! Complètement cinglé.
Les mains enfoncées dans ses poches, les sourcils froncés, Walter Hudd avait les yeux fixés sur le jeune homme qui s'éloignait.
— Et ils le sont tous, dans cette drôle de boîte.
Miss Marple se taisait. Walter continua :
— Ce type-là… Edgar, qu'est-ce que vous en pensez ? Il raconte que son père est lord Montgomery. Ça ne me parait pas probable. Monty ! D'après ce que je sais de lui, ça m'étonnerait.
— Ça m'étonnerait aussi, dit Miss Marple.
— Il a raconté à Gina une toute autre histoire… Une blague comme quoi il était le véritable héritier du trône de Russie, le fils d'un grand-duc quelconque. Mais, bon-sang ! ce type-là ne sait donc pas qui était son père ?
— Je pense que non. Et c'est de là, sans doute, que vient tout le mal, dit simplement miss Marple.
Walter se laissa tomber sur le banc à côté d'elle et répéta ce qu'il avait dit un instant auparavant :
— Ils sont tous cinglés.
— Vous ne vous trouvez pas bien à Stonygates ?
Il haussa les épaules.
— Moi ? Bien ? Je suis jeune, fort, je ne demande qu'à travailler, j'ai un peu d'argent, Gina aussi, d'après ce qu'elle m'a dit. Nous étions sur le point d'installer un poste à essence, là-bas chez moi. Gina était d'accord. Nous vivions comme une paire de gosses heureux, fous l'un de l'autre. Gina a voulu venir en Angleterre pour voir sa grand-mère. Ça paraissait naturel, c'était son pays, et moi-même j'avais envie de connaître l'Angleterre dont on me rabattait les oreilles. Alors, nous sommes venus juste pour un séjour, c'est du moins ce que je croyais. Mais ça a tourné tout autrement. Nous sommes pris maintenant dans cette affaire absurde. Pourquoi ne restons-nous pas ici ? Pourquoi ne nous y installons-nous pas ? On nous répète ça à longueur de journée. J'aurai ici des postes intéressants autant que j'en voudrai, je n'ai qu'à choisir ! Joli travail ! Je n'en veux pas !… Ça ne me plaît pas de donner des bonbons à ces galopins qui ne sont que des gangsters, et de les faire jouer à des jeux d'enfants. Ça n'a pas de sens ! Dans cette maison, j'ai l'impression d'être pris dans une toile d'araignée géante… Et Gina… je ne comprends pas ce qui se passe en elle… Ce n'est plus la femme que j'ai épousée en Amérique. Je ne peux même plus lui dire un mot !
— Je conçois parfaitement votre point de vue, dit miss Marple avec douceur.
Wally la regarda vivement et se leva en s'excusant.
— Je suis confus de vous avoir parlé comme je viens de le faire.
Pour la première fois, miss Marple le vit sourire. Son sourire était charmant et transformait ce Walter Hudd, gauche et maussade, en un jeune homme à la fois touchant et beau.
— Il fallait que j'éclate. Seulement, c'est malheureux que je sois tombé sur vous.
— Mais pas du tout, mon garçon !
— Tenez, voici quelqu'un d'autre pour vous tenir compagnie, dit Walter. C'est une dame qui ne m'aime pas, aussi je m'en vais. À bientôt. Merci de m'avoir écouté.
Il s'éloigna à grands pas et miss Marple vit Mildred qui traversait la pelouse pour venir la rejoindre.
— Je vois que cet horrible jeune homme vous a prise pour victime, dit Mrs Strete d'une voix un peu essoufflée, en s'effondrant sur le banc.

Agatha Christie, Jeux de glaces [1952], trad. Clarisse Frémiet, Paris, Librairie des Champs Élysées, 1953, p. 23-27.