Elle se dirigea vers la partie ouest des jardins où se trouvent des courts de tennis, des terrains de boules, un parc de distractions enfantines, un manège, un guignol. Julie et Peter croisaient des étudiants, des mamans, des petits vieux. La jeune fille ouvrait fort les yeux et les narines, étourdie par l'air, les couleurs, les sons.
— Je t'emmènerai dans des tas d'endroits, dit-elle d'un ton conciliant.
Peter s'en foutait. Il monta sans plaisir sur le manège, se laissa attacher avec une courroie. Il chevauchait un grand lion de bois. Il palpa distraitement les crocs de l'animal. La machine se mit en branle. Peter regardait le vide.
— Et puis la barbe, ronchonna Julie.
Elle s'assit sur un banc proche. Avant de prendre le taxi, elle avait acheté Vogue. Elle feuilleta la revue. Des femmes longues et somptueuses flottaient dans des étoffes inconcevables. Quels regards ! Quels cheveux ! Quelles mâchoires ! Quelles jambes ! Quel pied ! Si seulement je pouvais être mannequin, pensa Julie. Les pages de Vogue dégoulinaient de pognon. La jeune fille se moucha dans un kleenex.
— Hep ! fit une voix proche.
Julie sursauta, décroisa les jambes. Elle considéra d'un air hautain le jeune homme au long nez, souriant, yeux bleus, une épaisse tignasse brune, qui se penchait vers elle, le journal le Monde à la main. Il avait l'air d'un étudiant prolongé avec son caban bleu marine et ses jeans, et ses espadrilles. Julie ne l'avait pas entendu arriver. Il s'appuyait au dossier du banc pour se pencher vers la jeune fille.
— Criez surtout pas, ça vaudra mieux. Regardez.
Il écarta les plis de son journal. Entre les plis, il tenait un automatique MAB modèle C.

Jean-Patrick Manchette, Ô dingos, ô châteaux ! [1972], Paris, Gallimard Série Noire, 1996, p. 49-51.