Un des principes de l'art, remarquait Balzac, consiste à "ne pas donner au lecteur l'impression qu'il en ferait autant[1]". Séparé de son ancien statut d'artisan, l'artiste "moderne" se distingue désormais du commun des mortels : il est devenu "inimitable". Or, au contraire d'un Salvador Dali, qui multiplie jusqu'à la moustache et la diction — qui incorpore les signes de la "génialité", Beuys considère ses étudiants ou ses auditeurs comme ses semblables. Il n'est pas le "maître" au sens où Pérugin fur le maître de Raphaël, ni l'Unique, romantique inspiré-exprimant l'âme du peuple mais enseignant, répétant, répétable — imitable. Puisqu'il faut reconduire aux principes, chacun peut être enseigné et donc "en faire autant" : troisième postulat renversant.
"Chaque homme est un artiste", "Jeder Mensch ist ein Künstler" affirme Beuys sans cesse, qui accueille dans sa classe cent quarante deux candidats évincés par le numerus clausus, et contraint, en occupant l'académie (15 octobre 1971), le Ministère de l'Éducation à les admettre — au prix de son exclusion de l'Académie, d'un vaste débat public puis d'un long procès qu'il finira par gagner en 1978…
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En présentant ses étagères (Wirtschftswerte, 1980)[2] chargées de tous les produits qu'il utilise, graisses, encaustique, paraffine, ingrédients quotidiens —, à la fois "atelier" et déjà lieu d'exposition, pièce comme une autre, Beuys perturbe une très ancienne convention : l'espace privé de l'artiste, son domaine réservé. Il nous invite à entrer dans l'arrière-boutique, livre ses secrets de fabrication en premier plan, par un appel implicite : ces produits sont accessibles, servez-vous ! C'est à votre tour, poursuivez ! On ne peut néanmoins se départir du sentiment que le message devenu historique "chaque homme est un artiste", mis en pratique par ce laboratoire général offert à tous, comme en général le fait même d'enseigner, suppose un savoir particulier et pose Joseph Beuys en détenteur de vérité ("…nul ne connaissait le réel caractère de ce dont il parlait chaque jour[3]…") — ce qui, accessoirement, donne une de ses significations à son célèbre chapeau de feutre : attribut du maître, couvre-chef… La répétition sous toutes ses formes des opérations feutre-graisse-cuivre, l'insistance (d'une pièce comme Capri-Batterie ou des déclarations dans la langue "simple" du plus grand nombre), cette infinie patience dont faisait preuve l'artiste-professeur, qui pouvait arriver à la première heure d'ouverture de son exposition et inlassablement, expliquer son projet à quiconque en croquant des carottes — relèvent du prosélytisme, révèlent une vérité dont il serait le dépositaire : le savoir substantiel, cette connaissance perdue par la civilisation.
Alain Borer, Déploration de Joseph Beuys, in Alain Borer, Joseph Beuys, Un panorama de l'œuvre, Dessins et aquarelles, imprimés et multiples, sculptures et objets, espaces et actions, 1945-1985, trad. Catherine Métais-Bührendt et Didier Coigny, Lausanne, La bibliothèque des arts, 2001, p. 17.
[1] Honoré de Balzac interrogé par Bertall, dessinateur chargé d'illustrer La comédie humaine, et qui évoque ses souvenirs dans Le soleil, 12 avril 1882.
[2] Cf. par exemple Domus, N° 609, septembre 1980, p. 52, à propos de "l'ideologia minoritaria" par Achille Bonito Oliva.
[3] Rappel (Joseph Beuys à Bernard Lamarche-Vadel, août 1979, in : Joseph Beuys, Is it about a bicycle ? Marval.Paris, Galerie Beaubourg/ Paris, Sarenzo-Straz-Vérone, 1985, p. 91).