Bien entendu, on ne saurait nier pour autant que l'histoire de l'Occident se caractérise réellement par des découvertes cumulatives, et que l'on ne cesse réellement d'y découvrir, en un autre sens, du nouveau. Ce qu'il faut dire, c'est à peu près ceci : Christophe Colomb ne put découvrir l'Amérique que parce qu'on en savait déjà quelque chose. Si on n'en avait rien su et si on ne l'avait à nouveau oubliée, non seulement Christophe Colomb ne l'aurait pas cherchée ; il ne l'aurait pas perçue, il aurait buté sur elle. De même que dans la réalité, on bute sans cesse sur du nouveau sans pour autant qu'il pénètre dans notre conscience. Ainsi, par exemple, des jeux propres à la culture des Indiens découverts par Christophe Colomb : ces jeux ne purent être découverts qu'après qu'on les ait fait connaître d'une manière ou d'une autre, c'est-à-dire longtemps après leur disparition. Nous ne pouvons expliquer ici comment les choses en viennent à se faire ainsi connaître, comment donc il est possible de découvrir du nouveau en ce sens. Un seule chose est claire : dans la vision, c'est-à-dire dans le vécu empirique, on ne peut redécouvrir et vivre comme nouveau que du connu. Si l'on devait par exemple qualifier la connaissance nouvelle d'"invention", on pourrait dire que la vision ne peut découvrir que de l'inventé — s'il est vrai que ce qui est inventé est oublié, puis cherché.
De la seconde interprétation de la faillibilité de la méthode phénoménologique, les échecs offrent un exemple particulièrement heureux : c'est celle selon laquelle dans la chose je découvre toujours également l'autre, donc celle où, à proprement parler, la chose ne prend jamais la parole par elle-même, mais toujours par la voix de l'autre. Les échecs sont en effet une chose dont je ne puis oublier qu'elle sert un but. Si je me force à l'oublier et si je les observe comme s'ils n'avaient pas de but, ils cessent immédiatement d'être des échecs pour se dissoudre en un groupe incohérent qui a été amassé de manière fortuite en prenant trente-deux morceaux de bois et un plateau de bois, mais qui n'est en aucune manière cohérent. Seul le but donne une forme à cet amas. Or, les choses dont la forme est conditionnée par un but s'appelle des produits. Et dès lors que je suis conscient de cette forme conditionnée par un but, j'ai pris conscience de celui qui fabrique les produits — c'est-à-dire de l'autre qui a créé le produit par un geste qui, en dernière instance, m'est adressé. Car en dernière instance, le produit, par exemple cet échiquier, a pour but de me servir. Ainsi, ce qui dans les échecs en tant que produit me parle comme leur essence même, c'est la voix de l'autre.

Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 73-74.