Son prestige déjà immense s'accrut encore avec L'Enlèvement d'une Sabine, le suprême tour de force qu'il réalisa entre 1759 et 1583 pour la loggia dei Lanzi à Florence. Le mouvement tourbillonnant de ce groupe de trois figures illustre de façon parfaite et saisissante le nouvel idéal de la sculpture à vues multiples. La torsion des corps autour de leur axe, la richesse du mouvement et du contre-mouvement, le croisement et l'entremêlement des membres, tout cela est si judicieusement fait et si soigneusement calculé que le spectateur n'y découvre pas de vue principale. Constamment confronté à de nouvelles questions et à de nouvelles révélations, il se sent au contraire forcé, comme par magie, de faire le tour du groupe.
Jusque-là, la sculpture de la Renaissance — et même celle de Michel-Ange — avait requis un spectateur statique s'arrêtant à la position d'où il pouvait le mieux embrasser la vue principale. Cette position stationnaire constitue, faut-il le préciser ? un postulat idéal ; le spectateur éprouve généralement, devant une statue, le désir de se déplacer, mais, bon gré, malgré, et souvent à son insu, il se trouve ramené à la position qui lui offre la vue la plus complète et la plus satisfaisante, celle qui lui permet de voir les corps et les membres clairement et harmonieusement déployés sur un plan frontal idéal.
Par contraste, un nombre infini de vues transforme l'observateur statique en un spectateur cinétique. Le terme "cinétique" que l'on applique à certaines sculptures du XXe siècle s'entend d'une sculpture en mouvement qui est contemplée par un spectateur stationnaire. Mais, que le spectateur tourne autour d'une œuvre ou que la sculpture tourne elle-même sous ses yeux, le principe du mouvement perpétuel reste le même et produit toujours une sensation de rotation.
Le changement qui s'est opéré entre les premières figures de Michel-Ange qui offrent une seule vue principale, comme le Saint Mathieu, et les groupes et figures à vue multiples de Giambologna, séparés des premières par plus de soixante-dix ans, est la conséquence d'une profonde réorientation. À la fin du XVIe siècle, les sculpteurs, qui s'étaient élevés dans la société — surtout en raison de l'immense prestige de Michel-Ange —, refusaient d'être classés parmi les simples artisans et s'efforçaient de libérer la création des contraintes matérielles du bloc de marbre. Le travail physique qui intervient dans la sculpture avait toujours été jugé dégradant. J'ai cité plus d'une remarque dans ce sens, et notamment le jugement péremptoire de Léonard (voir ci-dessus, p. 91). Le métier eut du mal à se libérer de ce stigmate, même si, parmi les plus grands artistes, Michel-Ange et Le Bernin ont considéré que le travail physique était la prérogative du sculpteur. (…)
Les sculpteurs de la seconde moitié du XVIe siècle prirent de plus en plus l'habitude de penser à partir de petits modèles en cire ou en argile. Ceux qui étaient à l'avant-garde suivirent la voie montrée par Michel-Ange et exprimèrent leurs idées sous forme d'ébauches ou, pour utiliser le mot italien, de bozzetti. C'était la seule manière de produire des statues à vues multiples. Le sculpteur procédait exactement selon la description de Cellini : il tenait le petit modèle dans sa main, le tournait dans toutes les directions, le regardait par en dessous, puis d'au-dessus, et se livrait à tous les ajustements nécessaires sans faire cas du précepte de Michel-Ange :
Le meilleur des artistes n'a jamais d'idée
Qui ne soit enfermée dans un bloc de marbre…
Ainsi débuta, au milieu du XVIe siècle, un processus au cours duquel le modeleur (l'artiste qui maniait la cire et l'argile) devint le véritable sculpteur, tandis que le sculpteur d'autrefois (celui qui travaillait la pierre) finit par se transformer en artisan ou en technicien. Un abîme s'ouvrit entre l'invention et l'exécution. Il faut toutefois souligner que ce processus, bien qu'inéluctable fut très lent et n'alla pas sans maints renversements : les XVIIe et XVIIIe siècles comptent évidemment un grand nombre de sculpteurs qui excellèrent au travail du marbre et qui réalisèrent dans ce médium des exploits techniques sans précédents.
Rudolf Wittkower, Qu'est-ce que la sculpture ? [1977], trad. Béatrice Bonne, Paris, Macula, 1995, p. 157-160.