Le Cogito tend à l'auto-position. Le génie cartésien est d'avoir porté à l'extrême cette intuition d'une pensée qui fait cercle avec soi en se posant et qui n'accueille plus en soi que l'effigie de son corps et l'effigie de l'autre. Le soi se détache et s'exile dans ce que les stoïciens appelaient déjà la sphéricité de l'âme, quitte à poser par un mouvement second tout objet à l'intérieur de cette enceinte que je forme avec moi-même. La conscience de soi tend à primer l'accueil de l'autre. Là est la raison la plus profonde de l'expulsion du corps dans le royaume des choses.
Or cette tendance du moi à faire cercle avec lui-même n'est pas vaincue par la simple volonté de traiter le corps comme corps propre.
L'extension du Cogito au corps propre exige en réalité plus qu'un changement de méthode : le moi, plus radicalement, doit renoncer à une prétention secrètement cachée en toute conscience, abandonner son vœu d'auto-position, pour accueillir une spontanéité nourricière et comme une inspiration qui rompt le cercle stérile que le soi forme avec lui-même.
Mais cette redécouverte des racines n'est plus une compréhension de structure. La description gardait quelque chose de spectaculaire : les concepts du volontaire et de l'involontaire, en tant que structures comprises, constituent encore une objectivité supérieure, non plus certes l'objectivité des choses, l'objectivité d'une nature empirique, mais l'objectivité de notions regardées et maîtrisées. Or le lien qui joint véritablement le vouloir à son corps requiert une autre sorte d'attention que l'attention intellectuelle à des structures. Elle exige que je participe activement à mon incarnation comme mystère. Je dois passer de l'objectivité à l'existence.
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l'Involontaire [1950], Paris, Essais Points, 2009, p. 32-33.