Détaché les membres. Bras, jambes, moitié de tête ici, oreilles là, bloc de glaise, débris de plâtre. Corps déchiré qui, dans leur amputation, se rassemblent soudain en un effort synthétique : un bras devient une figure toute entière. Le bras tranché s'assimile tout le caractère d'une figure. Souvent la genèse est difficile, souvent elle échoue. Un fragment va se perdre dans la lumière obscure de l'espace. Un homme qui croît de l'épaule d'une femme assise est l'un de ces enfantements. La femme assise n'est qu'un torse courbé, n'est en fait que la courbure du dos qui descend sur les hanches et les fesses. Et l'homme est un torse sans bras, avec une tête.
Rodin surmonte "le danger baroque" en allant jusqu'au bout et en laissant tout voler en tout sens ; l'explosion arrache les membres les uns des autres. Et de là naissent les nouvelles possibilités de la statuaire. Un bras solitaire est une figure austère.
Cela s'accorde d'ailleurs parfaitement avec le fait que les sculptures que je ne supporte pas sont celles où toute la figure baroque et théâtrale a survécu. Comme les Bourgeois de Calais. Mais Balzac est un bras métamorphosé en figure.
Per Kirkeby, Rodin, La Porte de l'Enfer [1985], trad. Jean Renaud, Paris, L'Échoppe 1992, p. 27-28.