Note p. 82
"Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux mais dans des conditions directement données et héritées du passé […] Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c'est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu'ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu'ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d'ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l'histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté. C'est ainsi que Luther prit le masque de l'apôtre Paul, que la Révolution de 1784 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l'Empire romain, et que la Révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C'est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s'assimiler l'esprit de cette nouvelle langue et à s'en servir librement que quand il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle, et qu'il parvient même à oublier complètement cette dernière. […] La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer se poésie du passé, mais seulement de l'avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d'avoir liquidé complètement toute superstition à l'égard du passé. […] Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c'est le contenu qui déborde la phrase." (p. 15 et 18 du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx, éd. Sociales, 1969).
Marx parle de liquider non le passé, mais les superstitions à l'égard de ce passé.
Savoir si le contenu déborde enfin la phrase, ou si c'est encore la phrase qui déborde le contenu, c'est tout le problème — et de repérer précisément à quel moment le contenu va déborder la phrase.

Nathalie Quintane, Tomates, Paris, P.O.L, 2010, p. 128-130.