Mais Sanche se garde de toute fébrilité qui brouillerait son attention et conserve les yeux fixés sur le fleuve qui sinue vers lui, voie scandée de halos clairs, poudreux, sur quoi bougent de longues feuilles luisantes, fantastique vue de si haut, ce fleuve qui dans moins de quatre heures conduira Shakira au pied de la grue — elle arrivera ponctuelle, vingt-deux heures cinquante-cinq, devant l'entrée principale de la plate-forme Pontoverde, cueillie à la porte par un contact rétribué qui la conduira dans la diagonale de l'esplanade jusque sur le quai où un autre complice se chargera d'elle, ils embarqueront dans la vedette de la direction et gagneront la tour Edgefront, pleins gaz, là, Sanche, qui la guettait, l'appellera sur son portable pour la guider sur la pile jusqu'à la porte de l'ascenseur, et tandis que la vedette fera demi-tour pour rentrer dare-dare sans croiser la grosse navette de l'équipe de nuit, Shakira s'élèvera jusqu'à lui le long de la grue éclairée, une saillie jaune d'or, et à peine fera-t-elle un pas à l'intérieur de la capsule que Sanche s'étonnera : ce grand corps agrandit la cabine, il fait de la place.
Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont, Paris, Verticales Gallimard, 2010, p. 305.