Peut-être en a-t-il toujours été ainsi [1]. Peut-être les démocraties ont-elles toujours été des communautés de semblables, et donc — comme on l'a fait valoir au chapitre précédent — des cercles de séparation. Il se pourrait qu'elles aient toujours eu des esclaves, un ensemble de personnes qui, d'une manière ou d'une autre, auront toujours été perçues comme faisant partie de l'étranger, des populations en excédent, indésirables, dont on rêve de se débarrasser et, à ce titre, "totalement ou partiellement privées de droits [2]". Cela est possible.
Il est également possible que de "démocratie universelle de l'humanité", il n'en existe "nulle part sur terre" ; et que la Terre étant divisée en États, c'est au sein des États que l'on tente de réaliser la démocratie, c'est-à-dire, en dernière instance, une politique d'État qui, distinguant clairement ses citoyens (ceux qui appartiennent au cercle des semblables) d'autres gens, tient fermement à l'écart tous les non-semblables [3]. Pour le moment, qu'il suffise de le répéter : l'époque, décidément, est à la séparation, aux mouvements de haine, à l'hostilité et, surtout, à la lutte contre l'ennemi, en conséquence de quoi les démocraties libérales, déjà fort lessivées par les forces du capital, de la technologie et du militarisme, sont aspirées dans un vaste processus d'inversion [4].

Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 61-62.

[1] L'histoire est "pour l'essentiel une suite de meurtres de peuple à peuple", affirmait déjà Freud en 1915 (Sigmund Freud, Notre relation à la mort, Payot, Paris, 2012, p. 61). Et Lacan de renchérir dans les années 1950 : "Nous sommes déjà trés suffisamment une civilisation de la haine" (Jacques Lacan, Séminaire-livre I, Seuil, Paris, 1998, p. 306).
[2] Carl Schmitt, Parlementarisme et démocratie, Seuil, Paris, 1998, p. 107.
[3] Ibid., p. 108-114.
[4] Wendy Brown, parle, quant à elle, de "de-démocratisation", in Wendy Brown, Les Habits neufs de la politique mondiale, Les Prairies ordinaires, Paris, 2007. Voir aussi Jean-Luc Nancy, Vérité de la démocratie, Galilée, Paris, 2008.