Curieusement, le jardin comptait une piscine vide. Autant que je me rappelle, c'était la première piscine vide que je voyais ; elle me parut étrangement significative, d'une manière que je n'ai jamais bien comprise. Mon père et ma mère ayant décidé de ne pas la remplir, sa présence vacante subsista chez nous, mystérieuse. Après la traversée de la pelouse, trop haute, apparaissait brusquement son fond pentu. Bombardements et coups de feu retentissaient dans tout Shangai, un immense voile de fumée se déployait au-dessus de la ville, mais le bassin asséché n'était nullement affecté. Dans les années à venir, j'allais en voir un certain nombre, vides ou à moitié vides, car les résidents britanniques quittaient Shangai pour l'Australie ou le Canada, voire la supposé "sécurité" de Hong Kong ou de Singapour. Toutes ces piscines me semblèrent aussi mystérieuses que la première, dans la concession française. Je n'avais pas conscience de son symbolisme évident — le pouvoir britannique baissait de plus en plus —, parce que, à l'époque, nul ne le remarquait : au contraire, la foi chauvine en l'empire était plus grande que jamais. Avant Pearl Harbor, et même après, il semblait évident à tout un chacun qu'il suffirait de montrer quelques cuirassés de la Royal Navy aux Japonais pour les faire détaler jusqu'à la baie de Tokyo. Avec le recul, je pense que cette piscine vide représentait l'inconnu, concept qui n'avait encore joué aucun rôle dans ma vie. Le Shangai des années 1930 regorgeait de fantaisies extravagantes, mais il s'agissait de spectacles destinés à promouvoir un hôtel ou un aéroport, un grand magasin, une boîte de nuit ou une piste de course pour chiens. L'inconnu n'existait pas.

James Graham Ballard, La vie et rien d'autre [2008], trad. Michelle Charrier, Paris, éditions Denoël, 2009, p. 34-35.