La vie d'un homme est une suite de situations fortuites, et si aucune d'elles n'est exactement similaire à une autre, du moins ces situations sont-elles, dans leur immense majorité, si indifférenciées et si ternes qu'elles donnent parfaitement l'impression de la similitude. Le corollaire de cet état de choses est que les rares situations prenantes connues dans un vie retiennent et limitent rigoureusement cette vie. Nous devons tenter de construire des situations, c'est-à-dire des ambiances collectives, un ensemble d'impressions déterminant la qualité d'un moment. Si nous prenons l'exemple simple d'une réunion d'un groupe d'individus pour un temps donné, il faudrait étudier, en tenant compte des connaissances et des moyens matériels dont nous disposons, quelle organisation du lieu, quel choix des participants, et quelle provocation des évènements conviennent à l'ambiance désirée. Il est certain que les pouvoirs d'une situation s'élargiront considérablement dans le temps et dans l'espace avec les réalisations de l'urbanisme unitaire ou l'éducation d'une génération situationniste. La construction de situations commence au-delà de l'écroulement moderne de la notion de spectacle. Il est facile de voir à quel point est attaché à l'aliénation du vieux monde le principe même du spectacle : la non-intervention. On voit, à l'inverse, comme les plus valables des recherches révolutionnaires dans la culture ont cherché à briser l'identification psychologique du spectateur au héros, pour entraîner ce spectateur à l'activité, en provoquant ses capacités de bouleverser sa propre vie. La situation est ainsi faite pour être vécue par ses constructeurs. Le rôle du "public", sinon passif du moins seulement figurant, doit y diminuer toujours, tandis qu'augmentera la part de ceux qui ne peuvent être appelés des acteurs mais, dans un sens nouveau de ce terme, des viveurs.

Guy Debord, Rapport sur la construction des situations et sur les conditions de l'organisation et de l'action de la tendance situationniste internationale [1957], in Rapport sur la construction des situations, Paris, Fayard, Mille et une nuits, 2006, p. 38-39.