Depuis la technique à laquelle les Égyptiens avaient recours pour conserver les momies, la sculpture a toujours été une technique d'immortalisation, une technique destinée à s'opposer au déclin de la vie. Vus sous cet angle, le temps, le mouvement et le devenir n'étaient que de qualités négatives de la vie que la sculpture essayait de pétrifier. Le "devenir" devait ainsi se transformer en "être".
Regardons maintenant les sculptures de Rodin. Ce qu'il veut immortaliser, c'est seulement le devenir en tant que tel, le caractère temporel de la vie en tant que tel. Il veut même davantage : il essaie de traduire la stabilité du corps dans le langage du devenir. Les têtes que vous voyez ne sont pas des substances mais des processus. Chaque visage semble être une sorte de terre en transe : les collines et les vallées n'y ont pas encore trouvé leur forme définitive, les déchets de la Création n'y ont pas encore été nettoyés, le septième jour de la Création ne s'y est pas encore levé.
Günther Anders, Sculpture sans abri, Étude sur Rodin [1947], trad. Christophe David, Paris, Éditions fario, 2013, p. 49.