Or, si Rodin n'est qu'un "dynamiste" parmi des milliers d'autres, pourquoi devons-nous dès lors le prendre au sérieux ?
Parce qu'il incarne la crise de ce mouvement. Par ce qu'il est le seul qui y ait participé avec des moyens paradoxaux. C'est avec la pierre et le bronze qu'il a essayé de rendre le monde fluide : il a voulu nager dans un océan de pierre. Et considérée sous cet angle, son œuvre entière témoigne d'une gigantesque frustration, une frustration aussi éclairante qu'impressionnante.
Il ne voulait qu'une chose : rendre le mouvement. Mais comme la massivité et la compacité d'une statue excluent le mouvement réel, c'est le spectateur qui est supposé le lui communiquer. C'est vous qui êtes supposés retraduire la "substance" dans le langage de la "fonction". C'est de vous qu'on attend que vous tourniez autour du personnage et appréciez les constants changements de lumière, d'ombre et de configuration qu'engendre votre mouvement. Chacune des pièces de Rodin est ainsi en quelque sorte une réserve de temps virtuel. Et c'est à nous de réaliser ce temps.
Aucune de ses pièces n'étant supposé être érigé pour être regardée de tel ou de tel côté, toutes leurs faces deviennent dès lors également importantes. La sculpture n'a plus ni face principale ni dos (La Femme accroupie). Il est tout simplement impossible de trouver d'où La Femme accroupie "veut" qu'on la regarde, puisqu'elle peut être regardée de partout.
Günther Anders, Sculpture sans abri, Étude sur Rodin [1947], trad. Christophe David, Paris, Éditions fario, 2013, p. 51-52.