Revenons au "geste". Les personnages de Rodin ne "font" pas de gestes : ils "sont" leurs gestes. Chaque statue n'est, malgré sa facture magistralement naturaliste, que le champ du geste, voire son prétexte. Si ce n'était pas le cas, les œuvres de Rodin, comme, par exemple, l'Homme qui marche resteraient incompréhensible. Avec cette sculpture, Rodin montre ce que c'est que "marcher" sans nous montrer de marcheur… C'est pour cela qu'il peut se passer de la tête de son personnage[1].
Toutefois, la méthode la plus ingénieuse et la plus impressionnante à laquelle Rodin a eu recours pour remédier à l'isolement et à l'absence d'abri de ses personnages est intimement liée au contenu de ses sculptures. Il a transformé l'isolement en quelque chose de positif : il en a fait un désir, le désir de briser l'isolement.
Günther Anders, Sculpture sans abri, Étude sur Rodin [1947], trad. Christophe David, Paris, Éditions fario, 2013, p. 32-33.
[1] C'est parce qu'il ne peut pas nous faire face que l'homme sans tête est vraiment une… chose. Il est même isolé de nous, les spectateurs, isolé comme un animal qui suit son chemin, indifférent à tout le reste, sans tenir compte des efforts que nous faisons pour qu'il nous voie. (N.d.A.)