Stephen Wright — Conrad a écrit un récit délicieusement énigmatique intitulé Le Partageur secret, sur un double, un Doppelgänger, un concept qui se rapproche à certains égards de votre notion du "comme si".
Martha Rosler — Cette histoire m'a particulièrement intéressée à cause de sa relation avec le Golem, qui est aussi un Doppelgänger. J'avais beaucoup lu de science-fiction quand j'étais plus jeune, et j'ai été enchantée de trouver dans des textes littéraires ce que j'avais initialement rencontré là : l'ombre malveillante, le Poltergeist, le Doppelgänger, Frankenstein. J'ai dù arrèter de lire de la science-fiction parce que c'était trop mal écrit. La figure du Golem parle de la tentation de devenir démiurge ; c'est l'histoire du rabbin qui veut se substituer à Dieu et créer un être humain à partir d'une motte de terre, une sorte de double de lui-même. Et bien sûr il échoue, ce qui pose la question de savoir ce que peut réellement faire l'artiste. Peut-il créer quelque chose qui vit, ou ses créations sont-elles vouées à ne jamais être à la hauteur du réel ? Cette question me fascine, mais je crois que Joyce pensait que ce n'était pas la bonne question... Le Portrait de l'artiste en jeune homme est encore un récit, mais dans Ulysse, la littérature émerge en tant que telle, en tant qu'expérimentation du langage.
Martha Rosler, "Entretien avec Stephen Wright", in Martha Rosler Library, textes de Marie-Laure Allain, Zahia Rahmani, Martha Rosler, Anton Vidokle, Stephen Wright, Paris, Édition Institut national d'histoire de l'art, 2007, p. 29-30.