J'avais décidé séance tenante que l'art n'était pas pour moi. Mais le tableau que je regardais alors était différent. Parmi les trois tableaux exposés dans la vitrine, l'un était un paysage, un gentil petit coin de campagne comme j'en voyais tous les jours. Un autre représentait une femme mais d'une étrange façon, si disproportionnée que vous pouviez à peine reconnaître qu'il s'agissait d'une femme. C'était, je crois, ce qu'on appelle de l'art nouveau. J'ignore quel en était le thème. Le troisième était mon tableau. Il n'y figurait pas grand-chose, si vous voyez ce que j'entends par là. C'était… comment le décrire ? C'était du genre simple. Beaucoup d'espace et quelques grands cercles concentriques qui allaient grandissant, si on peut dire ça comme ça. Chacun d'une couleur différente… des couleurs bizarres, inattendues. Et çà et là, il y avait des taches de couleur qui semblaient n'avoir aucune signification. Pourtant, d'une certaine façon, elles signifiaient quelque chose ! Je ne suis pas doué pour la description. Mais tout ce que je peux dire c'est qu'on avait terriblement envie de continuer à regarder ce tableau.

(…)

Mais ce tableau-là, combien pouvait-il coûter ? Je me le demandais. Et à supposer que moi, je l'achète, ce tableau ? Tu es cinglé, me dis-je. Tu ne t'intéresses pas à la peinture, d'habitude. C'était vrai. Mais ce tableau, je le voulais… J'aurais aimé qu'il soit à moi. J'aurais aimé pouvoir l'accrocher à un mur, me planter devant et rester à le regarder jusqu'à plus soif tout en sachant que j'en étais le propriétaire ! Moi ! Acheter un tableau ! C'était vraiment une idée folle. Je le regardai une nouvelle fois. Vouloir posséder un tableau était insensé de ma part, et, quoi qu'il en soit, je n'avais probablement pas les moyens de me l'offrir. En fait, à ce moment-là, j'étais en fonds. Un bon tuyau sur un cheval. Ce tableau devait coûter un paquet. Vingt livres ? Vingt-cinq ? De toute façon, demander le prix n'engageait à rien, il n'y avait pas de mal à ça, non ? Ils n'allaient pas me manger, après tout. J'entrai plutôt sur la défensive.

Agatha Christie, La nuit qui ne finit pas [1969], trad. Jocelyne Warolin, Paris, éditions du Masque, 2013, p. 26-27.