C'est le mal actif du travail humain non artistique que j'entends tout spécialement graver dans votre esprit ; aussi, je vous le redis : si vous vous abstenez d'appliquer l'art aux articles utilitaires, ce ne sont pas des objets utilitaires quelconques que vous aurez, mais des objets utilitaires qui véhiculeront le même genre de fléau que des couvertures contaminées par la petite vérole ou la fièvre écarlate, et chaque étape dans votre vie matérielle et dans sa "progression" conduira un peu plus vers la mort intellectuelle du genre humain.
Bien entendu, vous comprendrez que quand je parle des œuvres de l'homme, je n'oublie pas qu'il en est certaines, absolument nécessaires, auxquelles il ne peut appliquer l'art au sens où nous l'entendons, mais cela signifie simplement que la nature lui a retiré des mains son aptitude à les embellir. Dans la plupart des cas, les procédés sont beaux en soi, pour peu que notre bêtise n'y ait pas ajouté peine et tourment. Ce que je veux dire, c'est que la barque qui glisse sur les ondes, le soc de la charrue qui dessine le sillon pour la récolte de l'année suivante, l'andain de juin, les copeaux qui tombent du rabot du charpentier : toutes ces choses sont belles en soi et ces activités seraient même agréables si l'homme, y compris en ces derniers temps de la civilisation, n'avait pas eu la bêtise de déclarer plus ou moins que ces travaux (sans lesquels nous mourrions en l'espace de quelques jours) incombent aux esclaves et aux crève-la-faim, tandis que le travail de destruction, de lutte et de confusion incombe à la crème de l'humanité, aux gens d'esprit.
William Morris, "L'art et l'artisanat d'aujourd'hui", in L'art et l'artisanat, trad. Thierry Gillyboeuf, Paris, éditions Payot&Rivages, 2011, p. 17-18.