En effet, plus l'importance sociale d'un art décline, plus on assiste dans le public à une dissociation entre l'esprit critique et la disposition à la jouissance, comme on peut aisément l'observer en ce qui concerne la peinture. L'on apprécie fortement, sans le critiquer, ce qui est conventionnel, tandis que l'on juge avec répugnance ce qui est véritablement nouveau. Dans la salle de cinéma, les deux attitudes du public, critique et jouissive, s'accordent. Et en voici la circonstance décisive : plus que nulle part ailleurs, c'est au cinéma que se manifestent les réactions des individus, dont la somme constitue la réaction massive du public, lui-même conditionné dès le départ par la conscience de son imminente et soudaine massification. Et pendant que ces réactions s'expriment, elles exercent un contrôle les unes sur les autres. Là aussi, la comparaison avec la peinture s'avère utile. La peinture avait toujours exigé à juste titre d'être contemplée par un seul ou par un petit nombre. La contemplation simultanée des tableaux par un vaste public, à partir du XIXe siècle, est un symptôme précoce de la crise de la peinture, qui ne fut en aucun cas déclenchée par la seule photographie, mais, d'une manière relativement indépendante de cette invention, par la prétention de l'œuvre d'art à s'adresser aux masses.
Or, la peinture n'est pas en mesure d'offrir un objet destiné à la réception collective simultanée, comme l'est depuis toujours l'architecture, comme le fut jadis l'épopée et comme il est aujourd'hui donné au cinéma de le faire. Et bien que l'on ne puisse au fond en tirer aucune conclusion sur le rôle social de l'art pictural, il n'en reste pas moins que cette spécificité apparaît déterminante et fait payer un lourd tribut à la peinture dès lors qu'elle se retrouve, dans certaines circonstances et, en quelque sorte, contre sa nature, directement confrontée aux masses. Dans les églises et les couvents du Moyen âge et jusqu'aux environs de la fin du XVIIIe siècle à la cour des princes, la réception collective des œuvres picturales ne s'effectuait pas de façon simultanée, mais de manière infiniment graduée, tandis qu'elle se transmettait hiérarchiquement.

Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique [1936], trad. Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2014, p. 69-71.