Mais quand je rêve, je ne rêve pas en mots. Mes univers imaginaires sont tous faits de couleurs, de formes et d'événements. Le monde littéraire en particulier semble exercer un arrogant monopole où le mot écrit et parlé est roi. Ce n'est pourtant pas la seule syntaxe possible. Nos facultés visuelles sont très développées. C'est notre sens le plus aiguisé, surtout si l'on considère comment l'information visuelle, par exemple l'observation d'une toute petite partie d'un être humain, quelques centimètres carrés de peau, peut permettre d'évaluer l'âge de cette personne, son état de santé, son sexe, son état mental, etc. Nous disposons, pour observer le monde qui nous entoure, de cet outil fantastique mais, chose ironique, il a été supprimé car il est trop compliqué. Le problème c'est qu'il existe trop de lettres dans l'alphabet de la vision, d'où la difficulté que l'on a à épeler un mot. À mon avis, la vision est une expérience directe, d'abord banale, je l'admets — par exemple si l'on regarde un morceau de graisse sur une chaise — mais il faut aller plus loin que cette expérience simple avant de commencer à apprécier les propriétés physiques des objets, en même temps que leur signification poétique et symbolique. J'utilise ici le mot "poétique" non pas dans son sens moderne, lié aux mots, mais dans sa connotation grecque originelle, avec le sens de "création".
J.L. — Voulez-vous dire que les œuvres d'art possèdent un langage non articulé ?
T.C. — Absolument. Elles possèdent un langage autonome. Chacun sait comme il peut être embarrassant d'exprimer à quelqu'un d'autres ses réactions devant un paysage. Nous sommes touchés, stimulés, impressionnés. Nous recevons le stimulus et nous le traduisons en schéma de pensée abstrait, mais les seuls mots que nous puisions trouver sont "Mon Dieu, comme c'est beau !". C'est comme de parler de sexe. Des émotions d'une puissance terrible entrent en jeu — une expérience érotique, et non pas seulement au sens sexuel — qui ne semblent jamais fonctionner en mots.
Interview de Tony Cragg par Jacinto Lageira, Tony Cragg, Musée départemental d'art contemporain de Rochechouart / Centre d'art contemporain du Domaine de Kerguéhennec, 1992, p. 21-22.