En tant qu'anthropologue, je le dis aussi : les rêves d'utilisation globale de l'art mènent l'art, dans toutes les sculptures ; c'est cela, et non l'esthétique, ni le style de l'objet artistique lui-même, ni son sens immédiat littéral ou même symbolique (bien que beaucoup de gens de notre propre culture nient cela aussi). Chaque morceau de l'art, partout, est une tentative vers un vrai rêve de plus, rêvé non seulement par les artistes mais aussi par le public. Chaque morceau d'art est une représentation particulière de ce rêve, une incarnation de son pouvoir d'embellissement de la vie. Car il ne peut y avoir d'art sans un public. Le pouvoir de l'art s'incarne dans la communication particulière entre l'artiste et le public à partir de l'objet artistique. Je veux dire que le public complète le fait artistique.
L'art est dans la culture la reconnaissance la plus forte d'un lien social d'une importance incalculable : le lien d'un malaise partagé. L'art est ce dedans. Et c'est pourquoi l'art existe dans toutes les cultures que nous connaissons. L'art existe partout parce qu'il est l'échappatoire institutionnalisée directe, pour l'artiste comme pour le public — et ainsi, par extension, pour la société ; une échappatoire sûre et accessible hors de la structure idéologique, intellectuelle, psychologique et linguistique immédiate de la culture. L'art est une voie hors de chaque certitude culturelle étroite de la façon dont le monde est et doit être, ces certitudes mêmes que chaque culture renforce ; une voie hors du prévisible, je veux dire hors des catégories culturellement définies que l'art défie, et qu'il continue pourtant inévitablement (et même intentionnellement) à renforcer. L'art est toujours cette transaction tremblante et faillible par laquelle, de façon ambigüe, nous reconnaissons l'existence d'un dehors, avant de reculer à nouveau vers la sécurité.
Richard Nonas, Get Out, Stay Away, Come Back, À propos de la sculpture et de la sculpture en œuvre, trad. Mathilde Bellaigue, Dijon, Les Presses du Réel ; Chalon-sur-Saône, La vie des formes, 1995, p. 136.