Pourrait-on penser au Tunnel sous la Manche, et à sa construction, comme à une grande sculpture publique, en France ?

L'Angleterre, dans une sorte de jeu de hasard historique et financier désespéré, a en fait abandonné une partie de son âme culturelle dans le projet du tunnel. Mais ici, rien du tunnel — ni son bon ni son mauvais côté — ne semble avoir beaucoup heurté la culture française. Le propos de la France semble moins la signification du tunnel que sa simple présence envahissante. En France le tunnel existe davantage comme une chose physique puissante que comme un symbole culturel. Mais sa "chosalité" s'efface aussi dans sa "localité". Et c'est cela qui m'intéresse. Le tunnel devient une chose-ressentie-comme-un-lieu. Et pour moi, une chose-ressentie-comme-un-lieu est déjà une sorte de sculpture : et aussi une forme de sculpture singulièrement américaine.

Ainsi un genre unique de sculpture publique-espace public est désormais ancré en France. Une nouvelle forme de lieu sculptural a surgi. En fait il y a deux sortes de lieu sculptural, très inhabituelles. La première est naturellement le tunnel lui-mème : c'est la sculpture publique la plus radicalement horizontale jamais construite (à l'exception peut-être de cette sculpture temporaire que créa Tony Smith — ou qu'il revendiqué — quand, en voiture et par une obscure nuit de ce passé ancien et indistinct de la sculpture américaine, il fonça accidentellement dans le péage fermé, non éclairé et rectiligne du New Jersey Turnpike).
Mais on a aussi crée ici un autre lieu sculptural puissant ; un lieu dont la présence et l'être physique sont, je crois, aussi importants que ceux du tunnel lui-même. Ce lieu dont je veux parler est celui qui en fait situe le tunnel ; le lieu qui l'enfoncera dans le bord de la France, qui l'y soudera. C'est le lieu géographique exactement hors de la gueule du tunnel, le lieu dont la fonction sculpturale nécessaire est de reconnaître et donc de définir deux endroits très différents et forts de part et d'autre : le tunnel et la France.

Richard Nonas, Get Out, Stay Away, Come Back, À propos de la sculpture et de la sculpture en œuvre, trad. Mathilde Bellaigue, Dijon, Les Presses du Réel ; Chalon-sur-Saône, La vie des formes, 1995, p. 118-119.