M. Pradines a vivement insisté sur cette disjonction qu'il interprète biologiquement et fonctionnellement de façon très sûre : la douleur est liée à une agression externe, c'est-à-dire à l'intersection du vivant et des forces de la nature ; c'est pourquoi elle suscite une ré-action qui écarte ou expulse l'agent hostile. Au contraire le manque pénible est inhérent au besoin ; il précède la rencontre de l'autre ; il va vers cette rencontre ; il est un manque qui pré-agit ; c'est pourquoi il ne peut être aucunement assimilé à un réflexe à la douleur, à une aversion déguisée [1].
En même temps que le besoin se distingue d'une sensation d'agression, il se distingue d'un réflexe à l'agression ; cette distinction est capitale pour notre interprétation de l'involontaire. Nous ne répéterons jamais assez que le réflexe est inassimilable à la volonté et doit rester comme un corps étranger dans la conduite responsable de l'individu. Il est au contraire de l'essence de cette impulsion, indiscernable du manque, de ne pas être un réflexe, de ne pas de déchaîner de façon irrépressible, mais de pouvoir être "suspendue" (selon une expression de P. Janet). C'est parce que l'impulsion du besoin n'est pas un automatisme réflexe qu'il peut devenir un motif qui incline sans nécessiter et qu'il y a des hommes qui préfèrent mourir de faim que de trahir leurs amis.

Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l'Involontaire [1950], Paris, Essais Points, 2009, p. 126.

[1] Cf. au contraire L. Cellerier, "Les éléments de la vie affective", Revue philosophique, 1926.