Il n'a pas voulu m'affranchir. L'air furibard, il scrutait l'album qui noircissait, blanchissait, puis racornissait. Puis il m'indiqua dans un coin un banc, s'assit sur un pliant :
— Ça, l'ami, causons, dit-il, m'invitant à discourir.
— Ici ? j'ai dit, plutôt, surpris, n'avions-nous pas dit qu'on irait au fumoir ?
— Non, dit-il s'obstinant, causons ici.
— Mais pourquoi ?
— Disons qu'il y fait plus clair, qu'il y fait plus chaud, qu'il… Il m'avisaga sans finir.
J'insistai :
— Quoi ? Qu'y a-t-il ?
— Nothing, dit-il, allons installons-nous, puis causons, sinon…
— Sinon quoi ?
— Sinon, nous n'aurons plus jamais l'occasion…
Il m'intriguait, mais quoiqu'ahuri par son obstination, j'opinai. J'avisai l'oblong banc, m'y assis, allumai un cigarillo, puis j'attaquai aussitôt :
J'ai promis qu'un jour tu connaîtrais ma Saga : la voilà. Tu sauras aussitôt qu'il s'agit d'un roman qui vaut aussi pour toi. La Damnation qui t'assaillait m'assaillit itou. Un mauvais hasard nous façonna à l'instar. Car nous avons du sang commun, car ton Papa fut mon Papa !
Georges Perec, La disparition [1969], Paris, L'imaginaire Gallimard, 2017, p. 244.