Les sculptures de Rodin n'appartiennent ni à l'une ni à l'autre de ces deux catégories. Regardez L'Ombre. On ne peut vraiment pas dire que cette ombre "se montre". Que fait-elle ? C'est difficile à dire. Le verbe "faire" semble inadéquat. Elle est plutôt en train de… parler avec son corps. Mais sa parole est pleine de cette mélancolie et de cette intensité qu'engendrent la frustration et le désespoir chez l'animal muet, incapable de parler. Elle ne fait donc rien : elle s'exprime, c'est tout.
Elle s'exprime, mais elle ne s'exprime pour personne. Elle communique, mais sans destinataire. Elle prie, mais elle prie sans Dieu.
En inaugurant ce très étrange geste "sans destinataire", Rodin a fait date. Toute la danse moderne — et en particulier l'art de Mary Wigman et d'Isadora Duncan — vit de ce genre de gestes "purs" et en quelque sorte narcissiques.
Günther Anders, Sculpture sans abri, Étude sur Rodin [1947], trad. Christophe David, Paris, Éditions fario, 2013, p. 30.