Il savait qu'il s'était immobilisé d'un coup, telle une vache d'Ordebec, qu'il avait perdu quelque cinq à six minutes de la conférence. Pourquoi, il ne pouvait pas le dire, et c'est ce qu'il cherchait en marchant au long des trottoirs. Il n'était pas inquiet de cette brutale absence, il en avait l'habitude. Il n'en savait pas la raison, mais il en connaissait la cause. Quelque chose avait traversé son esprit comme un trait d'arbalète, si vite qu'il n'avait pas été capable de le saisir. Mais qui avait su le pétrifier. Comme lorsqu'il avait perçu le scintillement dans l'eau du port de Marseille, comme lorsqu'il avait vu cette affiche sur les murs de Paris, comme lors de cette insomnie dans le train Paris-Venise. Et l'image invisible qui avait passé avait drainé le champ aqueux de son cerveau, entraîné dans son sillage d'autres figures imperceptibles qui s'étaient accrochées les unes aux autres comme des aimants en chaîne. Il n'en voyait ni l'origine ni le terme, mais il revoyait Ordebec, et précisément une portière, celle de la voiture de Blériot, ouverte, à laquelle il n'avait pas spécialement prêté attention. C'était ce qu'il avait dit à Lucio hier, il y avait une porte qui n'était pas bien fermée, une porte qui battait encore, une piqûre qu'il n'avait pas fini de gratter.

Fred Vargas, L'armée furieuse, Paris, Viviane Hamy, 2011, p. 380-381.