L'idéal chez Malévitch consiste dans la nouveauté du présent, le commencement du futur, le début d'une civilisation. Il croyait que le changement serait rapide, et que l'éducation pourrait jouer un grand rôle. Il pensait que l'État et la société renvoyaient à la même chose et que l'État pouvait être novateur. Il pensait, inexplicablement, que ceux qui avaient le pouvoir se montreraient progressistes et bienveillants. Aujourd'hui, ces idées nous semblent très étrangères et presque aussi éthérées que le platonisme de Mondrian. Malévitch et Mondrian, comme lui, pensaient que l'art était l'art, que c'était quelque chose en soi, une idée qui pouvait être aussi solide et même plus solide chez l'individu dans lequel elle prenait corps, envers et contre tout, que dans l'idéalisme compris au sens général. Mais Malévitch pensait certainement que l'art entretenait une relation avec tout les autres aspects de la civilisation. La querelle qui l'opposa à Tatline prouve l'importance de cet enjeu qu'est la relation — et l'étendue de la séparation — entre l'art et les autres objets visuels ; elle nous éclaire aussi sur la différence qui existe entre ceux qui travaillent à l'extérieur, en partie à l'extérieur ou à l'intérieur de la société. Malévitch désirait, plus que Tatline, maintenir une identité plus stricte à l'art visuel ; sa façon de participer à la société était d'enseigner, d'écrire et de promouvoir le nouveau système, toutes activités qui se fondaient dans son travail, mais restaient cependant distinctes. Malévitch et Tatline devaient, plus que le plupart des autres artistes européens du temps, se situer par rapport au monde existant, ce qui était une chose difficile à faire. Cela exige une immense confiance — tout au moins au début — et un scepticisme plus grand encore.

Donald Judd, Arts Magazine, mars 1973, in Écrits 1963-1990, trad. Annie Perez, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1991, p 75-76.