Dans le "monde pauvre" nous disposerions de moins d'objets que dans notre monde actuel mais ils seront plus utilisés et pourront être empruntés par n'importe qui.
Cette attitude, ce comportement, inévitables dans un monde pauvre, où l'échelle des valeurs quantitatives n'a pas plus de raison d'être que le commerce, où l'on ne mange pas plus qu'il est nécessaire, où l'on prête et emprunte les objets dont on a besoin, objets qui ne sont plus cumulés pour des raisons de "prestige", cette attitude, je l'appelle une "économie animale".
L'expression "économie animale" n'est pas une expression péjorative : elle n'est pas incompatible avec une très haute culture (la civilisation Inca, par exemple, posséda certaines caractéristiques de cette attitude).
L'économie animale a d'autres implications encore. Quand la cumulation et le prestige engendré par la cumulation disparaissent, le travail "salarié" (ou tout autre système de "primes" pour la fatigue) n'a plus de sens. Cette économie conduit à une technologie où la division du travail est fortement réduite. Cette nouvelle forme de technologie est basée sur les capacités, l'habileté et les connaissances des membres de très petits groupes, dans lesquelles chacun doit accomplir un nombre de tâches variées, sans lesquelles le groupe ne peut fonctionner et ses membres survivre. Certaines industries de village fonctionnent depuis toujours suivant le modèle d'une telle technologie, certains laboratoires de recherche aussi. Ce qui veut dire qu'il ne s'agit pas là d'un retour au primitivisme.
L'économie "animale" implique aussi l'autodéfense contre les abus : tout le monde se "connaît" dans les petits groupes, et le contrôle mutuel est quasi automatique. Mais cette économie représente aussi un danger : celui de la domination par la violence. Exactement comme dans notre monde d'aujourd'hui… Le "monde pauvre" n'est pas nécessairement un meilleur monde.
Yona Friedman, Comment vivre avec les autres sans être chef et sans être esclave ?, Paris, L'éclat poche, 2016, p. 122-123.