Bernard est venu me voir. Je lui ai dit combien les choses avaient avancé : "Mais observa-t-il, tu n'as rien décidé à ce jour." C'est pourtant vrai, je dessine peu au cours d'une étude ; à peine si je fais, sur le coin de ma table, quelques minuscules tracés que j'efface aussitôt. Je préfère que la forme surgisse de moi par visions successives, qui se fixent, s'impressionnent, s'accumulent au fond de mes yeux. Dans ce travail, lent et difficile, je parle, je marche, je dors, je rêve et je prolonge dans la vie courante l'hypnose provoquée par l'acuité, la dominance, de l'œuvre en cours. Le jour venu, penché sur ma table, je dessine l'essentiel de ce monde imaginaire. Il semble certain que les musiciens agissent ainsi : pour écrire ils doivent attendre sans doute que la composition chante en eux.
L'exposé de ma méthode a inquiété Bernard. "Je ne pensais pas, a-t-il dit, qu'un maître d'œuvre puisse tout garder en lui, puisse se passer des tracés préalables et de la part importante que les problèmes techniques, les calculs statistiques, suscitent sous la forme d'autant de questions." Dans cette observation, Bernard commettait l'erreur de séparer la plastique apparente et le calcul interne .
Fernand Pouillon, Les pierres sauvages, Paris, Seuil, 1964, p. 108.