Du même coup nous est donné dans ses grandes lignes un aspect essentiel de la crise qui affecte aujourd'hui les arts. La ville vespérale et ses rues éclairées, ses vitrines et ses publicités lumineuse, les automobiles qui la traversent à toute allure et les hommes aux vêtements bigarrés qui l'arpentent à grands pas, les films qui passent dans ses cinémas, les disques qu'on entend résonner dans ses établissements, les illustrations qui étalent leur luxe dans ses kiosques — cette ville vespérale est une exposition festive des œuvres d'art de la culture de masse, d'une intensité et d'une envergure telles qu'aucune exposition d'aucune autre culture, quelle qu'elle soit, n'est en mesure d'entrer en concurrence avec elle. En s'exposant, la culture de masse occupe l'espace public si amplement et si puissamment qu'il reste de moins en moins de place pour une culture au sens politique. Et cet espace public, elle l'occupe non seulement dans notre environnement, mais aussi dans notre propre intériorité, car c'est son essence même que de faire irruption dans notre intériorité, de nous conditionner de l'intérieur, et donc de se privatiser. Dès lors, elle ne se contente pas d'occuper l'espace politique de l'extérieur ; elle nous empêche également de nous ouvrir à ses vestiges éventuels. La crise de l'art actuel tient donc à ce que celui-ci ne trouve ni dans notre environnement ni dans notre intériorité suffisamment d'espace pour nous appeler à la responsabilité, laquelle nous permettrait de nous décider. L'art est actuellement en crise parce que de nos jours, la politique menace de se tarir. Et comme on l'a dit, l'art et la politique entretiennent les liens les plus intimes.
Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 48.