Si maintenant l'on pousse la question de l'ambivalence du lampadaire en direction de l'art, c'est l'aspect artificiel de ce mode d'éclairage qui viendra au premier plan. Ainsi posée, la question exigera néanmoins une reformulation — en gros sous la forme suivante. Comment l'éclairage artificiel qu'est le lampadaire peut-il tantôt — le soir — embellir théâtralement et tantôt — le matin — dévoiler anti-théâtralement ? En d'autres termes : comment une œuvre d'art — ici, le lampadaire — peut-elle tantôt dépasser la vérité de la réalité par une "sur-vérité" qui lui est propre et tantôt faire apparaître concrètement la vérité de la réalité ? Comment peut-elle tantôt, sur le mode idéologique, "nous transporter dans un monde meilleur" et tantôt, sur le mode réaliste, "nous ouvrir à l'essence du monde" ? La question que soulève l'ambivalence du lampadaire n'est donc pas celle de savoir si l'art rend étranger ou s'il intégre, mais celle de savoir comment la même œuvre d'art peut tantôt rendre étranger et tantôt intégrer. Dès lors, la question de l'ambivalence du lampadaire a pour effet de subordonner le problème de l'artiste "pur" ou "engagé" à un problème beaucoup plus radical : celui de l'art "pur" ou "engagé" selon le contexte du destinataire.

Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 45.