"La taupe est devenue aveugle parce que, plutôt que de regarder vers l'extérieur, elle s'est mise à regarder son cœur, elle s'est forcée à regarder au-dedans. Et personne ne sait pourquoi il lui est passé par la tête de regarder au-dedans. Et voilà cette taupe ignorante qui se regarde le cœur et ne se soucie donc pas de savoir qui est fort ou faible, qui est grand ou petit, parce que le cœur est le cœur et qu'on ne le mesure pas comme on mesure les choses ou les animaux. Et cette histoire de se regarder le cœur, seuls les dieux pouvaient le faire, alors les dieux ont puni la taupe en ne la laissant plus regarder au-dehors et, en plus, ils l'ont condamné à vivre et marcher sous terre. C'est pourquoi la taupe vit sous la terre, parce que les dieux l'ont punie. Et la taupe n'a même pas ressenti de chagrin parce qu'elle a continué à se regarder dedans. C'est pour ça que la taupe n'a pas peur du lion. Pas plus que n'a peur du lion l'homme qui sait se regarder le cœur.
"Parce que l'homme qui sait regarder son cœur ne voit pas la force du lion il voit la force de son cœur, alors il regarde le lion, et le lion voit que l'homme le regarde et voit ce que l'homme regarde, et le lion voit, dans le regard de l'homme, qu'il n'est qu'un lion, et le lion voit qu'on le regarde, il prend peur et s'enfuit.
"
"Je l'interromps : "Et vous, vous vous êtes regardé le cœur pour tuer ce lion ?" Il répond : "Moi ? Tu rigoles, moi j'ai regardé le viseur de mon mousquet et l'œil du lion, et j'ai tiré… Je n'ai même pas pensé au cœur" Je me gratte la tête comme, d'après ce que j'ai appris, on fait ici quand on ne comprend pas quelque chose.
"Le vieil Antonio se relève lentement, il prend la peau et l'examine soigneusement. Puis il la roule et me la tend. "Tiens, me dit-il, je te la donne pour que tu n'oublies jamais que le lion et la peur, on les tue quand on sait où regarder… "

Sous-commandant Insurgé Marcos, Le vieil Antonio et le lion, 24 août, in Sous-commandant Marcos, Ya basta !, Les insurgés zapatistes racontent un an de révolte au Chiapas, tome 1, trad. Anatole Muchnick et Marina Urquidi, Paris, éditions Dagorno, 1996, p. 394-395.