Ce n'est pas à ses outils qu'il doit s'en prendre, c'est à son besoin d'outils. Il doit se dépouiller de la joie et du pouvoir que donne un savoir particulier, de la joie et du pouvoir du métier ; de la joie et du pouvoir du savoir-faire. Nous devons — chacun d'entre nous — refuser le pouvoir de faire en tant que faire et savoir simultanés. Nous devons devenir des artistes et non des artisans ; plus important encore, nous devons devenir des artistes qui ne soient pas même des artisans. Notre but et notre attitude envers "le faire" doivent être à l'opposé de ceux de l'artisan. Nous devons refuser un produit final prévisible. Et quelque chose, forcément, est perdu.
Quelque chose est perdu pour moi. Le lent plaisir temporel de faire, de fabriquer, de construire, de savoir — disparaît. L'excitation du savoir-faire, la mémoire séquentielle et visuelle du savoir révélé, le langage linéaire de la technique, le courant d'une habileté bien chorégraphiée ; tout ce lent plaisir a disparu. Les récompenses de la compétence sont perdues. La sculpture achevée ne pourra jamais être mon affaire. Et l'histoire de sa fabrication non plus.
En tant que créateur, je l'accepte à regret. Mais je ne souhaite pas qu'il en soit autrement. La sculpture, pour être art, doit m'échapper. Elle doit me dépasser dans le processus même du faire. Elle doit nier, répudier même l'immédiateté de sa propre fabrication. Elle doit se mettre à vivre sa vie propre. C'est son affaire : elle doit être quelque chose qu'aucun artiste ne pourrait faire. Mais tel est aussi son problème.
Car moi — comme tout autre sculpteur — j'ai perdu là quelque chose de merveilleux. En fait nous avons perdu ce qui était le plus important pour nous. Nous avons perdu notre responsabilité personnelle dans le faire. Notre orgueil est — inévitablement — devenu un faux orgueil ; notre implication, une fausse implication. Nous avons été dépassés par la magie de notre magie. Notre faire a disparu. Seul en reste le souvenir. Et c'est un souvenir personnel, intime que nul spectateur ne peut partager.
Richard Nonas, Get Out, Stay Away, Come Back, À propos de la sculpture et de la sculpture en œuvre, trad. Mathilde Bellaigue, Dijon, Les Presses du Réel ; Chalon-sur-Saône, La vie des formes, 1995, p. 50-51.