Toute œuvre implique certaines attitudes philosophiques, sociales et politiques. Il est malaisé de tenir un propos d'ordre général qui concernerait toutes les œuvres dans leur rapport aux États-Unis, mais pour l'essentiel, les meilleures œuvres se créent en opposition aux principaux pouvoirs et contre beaucoup d'attitudes dominantes. Je ne vois pas comment je peux me situer en dehors de la société, ce que je souhaiterais parfois, aussi dois-je considérer que j'en fais partie. Je ne pense pas que les choses soient plus faciles ailleurs.
L'alternative est d'être isolé et de ne pas pouvoir travailler. Je suppose que je peux résister aux différentes institutions et aux manœuvres du pouvoir, et je pense résister aussi à la docilité et au conformisme de ce pays. Les États-Unis sont encore un pays hierarchisé, une sorte de vaste oligarchie, quoiqu'il soit moins hierarchisé que l'Europe, et c'est peut être lâ que réside la différence entre l'art européen et l'art américain ; mon travail, comme celui de la plupart des artistes, s'oppose à cette hiérarchisation.
Je ne suis pas opposé à un gouvernement aux pouvoirs étendus, ni aux grandes compagnies industrielles, ni à ce qui est nécessaire pour atteindre les buts recherchés. Je m'élève contre le fait que le gouvernement, les sociétés industrielles et le monde des affaires aient un pouvoir qui excède ce qui est nécessaire à leur utilité. La justification de l'industrie et du monde de affaires est de fabriquer et de distribuer des biens de consommation et ils devraient s'en tenir là, rien de plus. Et pourtant, ce sont eux qui dirigent le pays, organisent une rétention monétaire, produisent des individus à la richesse et au pouvoir disproportionné, installent aux commandes les Eisenhower et les Johnson, et empêchent toute évolution dans la vie quotidienne. La plupart des Américains sont satisfaits de tout cela ; ils estiment qu'ils peuvent s'exprimer sur le gouvernement, et ils pensent être bien payés. En réalité, ils sont plutôt ignorants de leurs intérêts, et le sont totalement de celui des autres. La politique étrangère des États-Unis a été très sotte depuis la Seconde Guerre mondiale, et peut-être l'était-elle avant cela, mais elle n'a rencontré que peu d'opposition. La plupart des gens ignorent tout de la guerre du Viêt-Nam, si ce n'est qu'elle est financée par le gouvernement. Ils pensent que l'État devrait être au courant de tout et se montrer tout-puissant à l'étranger. Il est plus difficile de mater un chef de la police dans une petite ville de Mississippi que de renverser un gouvernement au Guatemala.
Mon travail possède certaines caractéristiques qui rendent impossible un accord avec tout cela. Ce travail ne pourrait pas exister, il n'aurait pas pu être inventé, s'il avait été en accord ou s'il avait accepté ces positions.
Donald Judd, La Sfida del Sistema, Metro, juin 1968, in Écrits 1963-1990, trad. Annie Perez, Paris, Daniel Lelong éditeur, 1991, p.24-26.