Ainsi la fonction de représentation se joue-t-elle dans les comportements : il ne s'agit plus aujourd'hui de dépeindre de l'extérieur les conditions de production, mais d'en mettre en jeu la gestuelle, de décrypter les rapports sociaux qu'ils induisent. Alighiero Boetti, quand il fait travailler cinq cents ouvriers tisserands à Peshawar, au Pakistan, re-présente le processus de travail des entreprises multinationales, bien plus efficacement que s'il se contentait de les figurer ou d'en écrire les fonctionnements. Le rapport art/technique s'avère ainsi particulièrement propice à ce réalisme opératoire qui structure nombre de pratiques contemporaines, définissable comme l'oscillation de l'œuvre d'art entre sa fonction traditionnelle d'objet à contempler et son insertion plus ou moins virtuelle dans le champ socio-économique[1]. Ce type de pratique manifeste du moins le paradoxe fondamental qui lie l'art et la technologie : si la technique est par définition améliorable, l'œuvre d'art ne l'est pas. Toute la difficulté rencontrée par les artistes qui entendent rendre compte de l'état de la technique, excusez la banalité du propos, consiste à fabriquer du durable à partir des conditions générales de production de l'existence, par essence modifiables. Tel est le défi de la modernité : "tirer l'éternel du transitoire", certes, mais aussi et surtout inventer un comportement de travail cohérent et juste par rapport aux modes de production de leur temps.
Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, éditions Les Presses du Réel, 2001, p. 70.
[1] Nicolas Bourriaud : "Qu'est-ce que le réalisme opératif ?", in cat. Il faut construire l'Hacienda, CCC Tours, 1992 ; et "Produire des rapports au monde", in cat. Aperto 93, Biennale de Venise.