Ce qu'il faut répéter, ce n'est pas l'objet (ready-made), mais la singularité de l'expérience subjective de l'anesthésie, de la rencontre, de l'événement, dont l'objet constitue seulement la trace.
Pour refuser et résister à l'appauvrissement et à l'uniformisation de la subjectivité opérés par le "travail", Duchamp nous invite à penser "le processus créatif" comme un processus de subjectivation et l'artiste comme un médium. Le processus créatif ne relève pas exclusivement de la création artistique. Il est présent dans toute activité.
Duchamp, plutôt que de décrire la production de l'objet artistique, essaie de "décrire le mécanisme subjectif qui produit une œuvre d'art". Que l'œuvre soit bonne, mauvaise ou indifférente, importe peu, puisque le principe et la mesure de l'art duchampien ne sont pas constitués par le "beau", mais par la "disposition à agir" pour la transformation de la subjectivité. Pour parler de l'activité de l'artiste, il utilise une métaphore inusitée qui redéfinit profondément la fonction de ce dernier : l'"artiste agit à la façon d'un être médiumnique" (d'un chamane, dirait Beuys en prolongeant cette tradition) qui revient systématiquement au point d'émergence de la subjectivité.

Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Paris, Les prairies ordinaires, 2014, p. 43.