Dans les cultures de tradition orale, les conteurs enchaînent des histoires que personne n'a jamais écrites, et qui ne sont réductibles, comme telles, à aucune prescription préalable permettant d'en identifier exactement les sources ; dans les sociétés qui sont demeurées étrangères à notre histoire — les "peuples sans histoire" dont parlait négativement Lévi-Strauss ? —, les manifestations que nous apparentons à l'art, ainsi que les objets qui leur sont liés, sont indissociables des rituels où ils puisent leur sens et leur aura ; dans la musique noire américaine — dans le blues, dans le jazz —, le jeu des musiciens s'apprécie à leur faculté d'invention et à ce qu'ils sont en mesure de produire le temps d'une séance, au gré de leurs capacités du moment, de leurs performances respectives et du contexte (du public) dans lequel ils se produisent. Je pourrais poursuivre cette énumération en plongeant dans une plus lointaine histoire. Ce que ces trois exemples possèdent en commun pourrait être exprimé dans les termes de Nelson Goodman lorsqu'il suggère que l'important est ce que l'art fait plus que ce qu'il est[1]. De même, dans ces trois cas, la question n'est pas tant de savoir "quoi" que "quand". Plus précisément, s'il y a une chose qui retient prioritairement notre attention, c'est ce qui se produit, là où cela se produit et quand cela se produit. En d'autres termes, le conte, les rituels, l'improvisation en jazz sont des "expériences", au sens que John Dewey donnait à ce mot[2].
Il y a quelque chose du rituel dans le jazz, et peut-être dans le conte. Ce qui s'y apparente réside dans une relation particulière au temps de ce qui se produit, mais un temps qui n'est pas celui de la durée, un temps-évènement. Et ce temps évènement n'est pas dissociable d'un temps partagé de nature élémentairement sociale. Autrement dit, ce que nous y trouvons communique avec des conditions qui n'épousent en rien la séparation que l'art autonome présuppose et qu'il reproduit, puisque cette séparation s'y trouve bien au contraire neutralisée. Tout comme la magie suppose la croyance à la magie, le conte, les rituels et le jazz — en principe, du moins — supposent un type de communication ou de participation (avec un public) dont ils sont étroitement solidaires. La singularité que l'on prête aux œuvres d'art (ce qui fait qu'elles sont uniques) est ici celle d'un acte ou d'un enchaînement d'actes qui ne laissent d'autres traces que celles qu'ils induisent dans la mémoire, l'esprit ou le comportement de ceux qui y participent. Les objets qui y entrent n'en héritent qu'en relation avec leur fonction dans le rituel, et aucune inscription n'en renferme par avance l'effectuation.

Jean-Pierre Cometti, La nouvelle aura, Économies de l'art et de la culture, Paris, Questions théoriques, collection Saggio Casino, 2016, p. 80-81.

[1] Nelson Goodman, Manières de faire des mondes, trad. fr. M-D. Popelard, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992.
[2] Ils ne se dissocient pas de leur occurrence temporelle et de la globalité des capacités de perception et de compréhension qu'ils mobilisent.