Au fond de la vallée, Coca éblouit, et c'est comme de voir l'impatience, l'avidité, le désir rapace. Et cela requinque Diderot, cela le revigore. Il remonte en selle, hop, et voilà qu'il tourne le dos à la ville et au Finistère futur, s'oriente vers la plaine blanche, de nouveau ses pneus sifflent sur le bitume, de nouveau le plaisir d'être véloce, de fendre l'air comme s'il était matière, de nouveau la joie de pénétrer l'espace la tête la première, couché sur le guidon en position de vitesse et faisant corps avec la machine, cheveux et vêtements faseyant bruyamment dans l'atmosphère comme autant de drapeaux minuscules, alors Diderot rit aux éclats, l'air glacé qu'il avale lui sèche la gorge mais il ouvre la bouche, ses dents gâtées de dépôts tabagiques luisent au soleil et sa grosse langue tout-terrain bat sur lèvre inférieure, l'air qu'il expire s'échange contre celui du causse, c'est un étrange vertige, comme si sa seule présence faisait exister l'espace autour de lui, comme s'il en était à la fois le centre et le moteur. À ce point-là, c'est l'extase : les forces conjuguées de son corps et de ses roues le propulsant avec la fermeté d'une pièce d'artillerie, l'embardée cycliste prend tout son sens. Diderot décolle, plane, soulevé, et ses pensées se matérialisent elles aussi, roulent dans son cerveau, tangibles comme des cailloux, et précises, il a les idées claires — c'est toujours sur son vélo que tout se décante, que tout se cristallise.
Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont, Paris, Verticales Gallimard, 2010, p. 152-153.