Et je terminerais par ce qu'il y a peut-être de plus émouvant dans cette ville, ce qui ne se découvrira qu'à son lecteur attentif et patient : le fait que l'ensemble des monuments anciens qui nous attire, pour la plupart inachevés, et presque tous signés Biagio Rosetti, ce sont bien les ruines d'une cité, mais ruines d'une cité future qui n'eut jamais lieu, la prospérité de Ferrare la quittant sous la pression des autres états, son audace s'émoussant dans le tournant que prend alors l'esprit de l'Europe entière dans une autre direction que la sienne, tous ces quartiers prévus lors de son expansion demeurant vides, ces palais dessinés pour être des angles de carrefours animés, demeurant isolés au milieu des terrains vagues, incomplets décors de fêtes absentes.

Ce sont donc les morceaux réels d'une ville rêvée qui sont là, et parmi ces admirables indications, l'esprit du voyageur peut errer aussi librement et fructueusement que devant des surprenantes perspectives des peintures si détériorées du palais Shifanoia.

Michel Butor, Le génie du lieu [1958], Paris, Les cahiers rouges, Grasset, 2015, p. 72-73