Ma mère m'avait confié que les infirmiers qui avaient procédé à sa toilette mortuaire avaient dit que papa était très beau, et c'est vrai que mon père était beau, allongé sur son lit de mort. Les traces de la maladie semblaient avoir disparu, je repérai le ruban d'une décoration au revers de sa veste. Plutôt que de me sentir ému, plutôt que d'être submergé par l'émotion comme je l'avais été une demi-heure plus tôt à la Plaine, je pensais simplement que c'était émouvant. Je le pensai en ces termes : "C'est, en effet, très émouvant." Je percevais l'émotion que la situation recelait, je me rendais compte que la scène que j'étais en train de vivre était très émouvante, mais je n'éprouvais pas moi-même cette émotion, comme si ; l'esprit tendu et attentif, à l'écoute des sentiments que je ressentais ou que j'aurais dû ressentir, j'étais incapable de les éprouver vraiment, je ne pouvais que les observer de l'extérieur, et, dans cette nuance, dans cette infime distinction, je voyais une constante de mon caractère, une raideur, une rigidité, une difficulté que j'ai toujours eue à exprimer mes émotions.

Jean-Philippe Toussaint, La clé USB, Paris, Les éditions de Minuit, 2019, p. 191.