Car si Duchamp, en dépit de sa légendaire réserve, fut assurément très influent, c'est en raison de l'aura qui s'attache à sa personne[1]. En témoigneraient aisément tous ceux qui l'ont connu, parmi lesquels l'un des ses amis proches : Henri-Pierre Roché, l'auteur de Jules et Jim[2]. Duchamp incarne la version moderne de la "légende de l'artiste, mais de manière quasiment négative et inversée. L'aura duchampienne ne repose pas sur une légende qui se nourrirait d'une contribution positive à l'art de son temps, voire à l'art tout court, mais au contraire de ce dont il s'est préservé à partir du moment où il a décidé de renoncer à la peinture[3].
Jean-Pierre Cometti, La nouvelle aura, Économies de l'art et de la culture, Paris, Questions théoriques, collection Saggio Casino, 2016, p. 134.
[1] D'une certaine manière, l'attitude de Duchamp est d'effacement. La distance qui lui est liée, et jusqu'à son mutisme et son dilettantisme semblent toutefois justifier l'attention qu'on lui porte, aux États-Unis, notamment : c'est là-bas qu'il acquiert sa notoriété, gràce au Nu descendant un escalier, exposé à l'Armory Show, notoriété qui ne cessera de croître en dépit ou à cause de son retrait de la scène artistique.
[2] Duchamp est omniprésent dans les Carnets d'Henri-Pierre Roché (André Dimanche éditeur, 1990). Cette présence est pour ainsi dire factuelle et quasi béhavioriste, tout comme les carnets de Roché, du reste.
[3] Ce renoncement qui l'engage dans une sorte de voie négative, est d'autant plus remarquable que ses "qualités" de peintre ne sont pas négligeables, même si cette question est controversée. L'exposition du Centre Pompidou consacrée à sa période de peintre est en tout cas significative pour toutes ces questions. Voir Cécile Debray, "Marcel Duchamp, la peinture même", Éditions du Centre Pompidou, 2014. En même temps, cette exposition, tout comme l'exemple récurrent du Grand Verre, montre à l'évidence la difficulté où nous sommes d'accorder nos récits (constitutifs de la légende et de l'aura de l'artiste) à une figure intégralement soustractive. S'agissant de la personne de Duchamp, c'est l'occasion, de rappeler qu'il s'agit d'une dimension majeure de ce qu'on a l'habitude d'appeler "aura", marquée par la place du visage ou de ce qui s'apparente à un visage dans l'ordre du visible.