À son tour, à son rythme lent, Mouezy-Éon roulait sur la voie de droite de l'autoroute du Sud. Peu avant la sortie de Villejuif, il gara sa R8 à bout de force au pied du mur antibruit et pressa la touche warning qui déclenche un tutti de clignotants. Puis il coupa le moteur avant d'aller chercher au fond de la boîte à gants l'une des petites statues qu'il fabriquait à ses moments perdus dans toute sorte de matières, du bronze à la mie de pain, et qu'il hésitait énormément, comme d'habitude, à exposer, même dans le discret fumoir du Parc Palace. D'un format de soldat de plomb, celle-ci représentait un homme à l'expression ferme quoique souple, décidément dressé sur son socle : ses lèvres minces et ses yeux très légèrement bridés rappelaient assez ceux du secrétaire général Veber.
Mouezy-Éon considéra quelques instants son modelage, de l'ongle de son pouce il infléchit doucement l'arête nasale trop busquée du sujet, qu'il glissa dans sa poche avant de s'extirper avec effort de la R8 en se maintenant les reins d'une main.

(…)

Mouezy-Éon retira la statuette de sa poche. L'ayant une dernière fois considérée, il haussa les épaules puis lui arracha le bras droit qu'il remodela en forme de boudin. Introduisant dans la serrure ce petit cylindre — banal amalgame d'hexogène de pentrite et d'élastomère —, puis y adaptant un minuscule détonateur, il dut s'y reprendre à plusieurs fois pour le faire sauter : après deux ou trois longs feux la charge finit par déflagrer avec un bruit furtif, incongru, de pot d'échappement déréglé.

Jean Echenoz, Lac, Paris, Mdouble Les Éditions de Minuit, 1989/2008, p. 153-155.