De même que, dans une ligne d'écriture, le ductus de la main passe continuellement de la forme commune des lettres aux traits particuliers qui en identifient la présence singulière, sans que, malgré la minutie du graphologue, l'on puisse en aucun point tracer une démarcation réelle entre deux sphères, de même, sur une visage, la nature humaine passe d'une manière continue dans l'existence et cette émergence incessante constitue précisément son expressivité. Mais nous pourrions tout aussi vraisemblablement affirmer le contraire, autrement dit que c'est des cent idiotismes qui caractérisent ma manière d'écrire la lettre p ou de prononcer son phonème que s'engendre sa forme commune. Le commun et le propre, le genre et l'individu ne sont que les deux versants qui se précipitent des lignes de faîte du quelconque. Comme dans la calligraphie du prince Mychkine, qui peut imiter sans effort n'importe quelle écriture, le particulier et le générique deviennent ici différents, et c'est précisément en cela que consiste son "idiotie". Le passage de la puissance à l'acte, de la langue à la parole, du commun au propre, a lieu chaque fois dans les deux sens selon une ligne de scintillement alternatif où nature commune et singularité, puissance et acte échangent leurs rôles et se pénètrent réciproquement. L'être qui s'engendre sur cette ligne est l'être quelconque, et la manière dont il passe du commun au propre et du propre au commun s'appelle usage — c'est-à-dire ethos.

Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1990, p. 26-27.