Louis Kehlweiler paya sa bière, salua tout le monde et sortit du bar. Il n'avait aucune envie de rentrer chez lui. Il irait se poser sur le banc 102. Quand il avait démarré, il y avait quatre bancs, et maintenant cent trente-sept, plus soixante-quatre arbres. Depuis ces bancs et ces marronniers, il avait capté des tas de choses.
(…)
Kehlweiler parvint en vue du banc 102 sous une pluie battante. C'est un bon territoire, en vis-à-vis du domicile d'un neveu de député très discret.
Kehlweiler savant avoir l'air d'un type perdu, c'était assez naturel chez lui, et on ne se méfiait pas d'un grand corps abandonné sur un banc. Pas même quand ce grand corps entreprenait une petite filature à pas lent.
Il s'arrêta et fit une grimace. Un chien lui avait salopé son territoire. Là, sur la grille de l'arbre, au pied du banc. Louis Kehlweiler n'aimait pas qu'on empuantisse ses emplacements. Il failli retourner sur ses pas. Mais le monde était à feu et à sang, il n'allait pas s'effacer devant l'excrément dérisoire d'un chien inconséquent.
À midi, il avait déjeuné sur ce banc, et le territoire était vierge. Et ce soir, une femme partie, une lettre minable sur le lit, un score moyen au flipper, un territoire salopé, une vague désespérance.

Fred Vargas, Un peu plus loin sur la droite [1996], Paris, J'ai lu, 2013, p. 12-14.